Vous vous êtes lancés dans une trilogie sur le réensauvagement. Que signifie ce terme pour vous et quel est votre but ?
Béatrice : Pour nous, le réensauvagement est le fait de protéger un espace afin qu’il puisse retrouver toutes ses fonctionnalités originelles. La réintroduction d’espèces peut être envisagée a posteriori, dans certains cas. Lors de nos voyages, nous nous sommes rendu compte que des pays comme l’Australie et les États-Unis (parc de Yellowstone) avaient opté pour la proximité avec le sauvage. Nous avons voulu comprendre leurs choix, observer leurs résultats et voir comment nous pouvions nous en inspirer. Nous aimerions voir des écosystèmes pleins sur la plus grande surface possible de notre pays, de notre continent et du globe.
Vos livres sont très optimistes. Cela dénote des chiffres qu’on voit régulièrement passer sur la dégringolade de la biodiversité. Qu’en est-il ?
Gilbert : À la fin du XIXe et au début du XXe, avant les biocides et les chaluts, les campagnes et les mers françaises regorgeaient de fleurs, d’insectes, d’oiseaux et de poissons. En revanche, les forêts et les grands mammifères sauvages y étaient réduits à peau de chagrin. Aujourd’hui, nous assistons au phénomène inverse. Les milieux agricoles et marins sont extrêmement esquintés. Les insectes, les oiseaux et la faune aquatique sont au plus bas [1]. Mais, nous vivons en occident une époque formidable sur le plan de la reforestation [2] et du regain des grands animaux. Même si l’essentiel du chemin reste devant nous, il n’y a jamais eu autant de bienveillance vis-à-vis du monde sauvage et de chevilles ouvrières à son service. Nous avons aussi un ministère de l’Écologie, pas parfait, mais actif. Et les résultats sont au rendez-vous. Le loup se reproduit partout en Europe et on estime qu’il y aurait plus de 70 000 ours de l’Atlantique à l’Oural. Nous comptons une seule extinction complète : le grand pingouin. Le bison d’Europe l’a frôlée. Plusieurs espèces sont en danger, mais peuvent encore être sauvées.
Ce succès ne cache-t-il pas en réalité un vase communicant ? Réensauvager ici ne revient-il pas à externaliser l’extractivisme et les nuisances liés à nos modes de vie ailleurs ? En Amazonie, en Afrique, en Asie le sauvage et la biodiversité reculent… En bons jouisseurs, on veut le beurre et l’argent du beurre en suivant la logique yes but not in my backyard ?
Gilbert : Vous avez mille fois raison. Le Japon illustre bien ce problème. On n’y coupe pas un arbuste, alors que la demande japonaise participe à déboiser allègrement les pays tropicaux et à exterminer les cétacés. En France, nous avons peu de carrières chez nous, mais sommes très dépendants des usines chinoises et des terres rares extraites à l’étranger. Pour éviter de déplacer le problème constamment, nous avons besoin d’une vision et d’une action globales. L’intelligence humaine est présente partout. On doit la mettre au service d’un nouvel objectif, qui n’est plus l’enrichissement, mais une cohabitation pacifiée avec la nature et qui épouse son modèle : le durable, le recyclable, le biodégradable.
Béatrice : Le reboisement s’explique aussi par l’essor des énergies fossiles, qui ont remplacé le bois, et des villes industrielles, qui ont aspiré les populations rurales et entraîné la déprise agricole.
Vous comptez beaucoup sur l’Union européenne. Or, elle est souvent décriée pour sa bureaucratie kafkaïenne, sa technocratie hors-sol, sa fascination pour le tout technologique, sa soumission aux puissances d’argent. Le réensauvagement est-il bien compatible avec la smart life, les nanotechnologies, les traités de libre-échange ?
Béatrice : La mondialisation, si elle est utilisée judicieusement, peut nous offrir de bonnes choses. Elle nous permet, par exemple, de manger des fruits et des légumes frais toute l’année, de juguler des famines et des maladies liées à des carences. Elle favorise aussi le partage des connaissances. En revanche, importer de la viande bovine d’Amérique est un non-sens puisque nous pouvons en produire dans notre pays 365 jours par an.
Gilbert : Il est vrai que le niveau européen est une grosse machine. Mais, en matière d’environnement, la Commission est souvent plus audacieuse que les États. Ainsi, fin mai 2020, elle les incitait à protéger leur territoire comme suit : 30 % de protection modérée (parcs naturels régionaux ; avec des habitants) et 10 % de protection stricte (parcs nationaux, réserves nationales et réserves biologiques intégrales ; sans habitants).
Le réensauvagement profite-t-il à l’économie humaine locale ?
Gilbert : Il faut se méfier d’une approche trop utilitariste et ne pas tout ramener à nous. La préservation de la nature se suffit à elle-même : on préserve pour ne pas détruire. Mais il est indéniable qu’elle participe à notre santé et nous fournit des services écosystémiques sans nombre. Prenons l’exemple de la ripisylve, la partie forestière qui borde les cours d’eau. Parce qu’elle nettoie gratuitement ces derniers des nitrates et des phosphates, des villes comme Munich, New York ou San Francisco s’en servent pour purifier leur eau potable à moindres frais. Ainsi, l’eau de Munich est excellente et le mètre cube y est deux fois moins cher que chez nous.
Béatrice : Le sauvage favorise aussi la qualité et la diversité des produits de terroir et, en tant que richesse renouvelable et non délocalisable, est créateur d’emplois qui ont du sens.
Par exemple, rien que sur la Loire et la Seine, on compte des dizaines de milliers de seuils et de barrages. Or, seuls 5 % d’entre eux sont réellement utiles. Les autres, souvent à l’abandon, entravent le redéploiement de la faune aquatique. Il faudra de la main d’œuvre pour effacer ces constructions obsolètes et remettre en état les berges, afin que les rivières revivent. Les espaces réensauvagés nécessitent des écogardes et dynamisent le secteur du tourisme de la contemplation. En Islande, la quasi-disparition du hareng en raison de la surpêche (on allait jusqu’à le repérer par avion), a laissé des villes et des ports fantômes. A contrario, non loin de là, des bourgades portuaires qui se sont reconverties dans l’observation des baleines sont florissantes. Il est estimé que la réintroduction du balbuzard – un aigle pêcheur – en Angleterre aurait rapporté 1,5 milliards d’euros depuis sa réintroduction dans les années 1970, en raison des activités touristiques liées à son observation.
Un accroissement du tourisme ne va-t-il pas de pair avec une hausse des nuisances, des dégradations, des risques d’incendies, des déchets. Comment éviter l’effet Instagram [3] ?
Gilbert : En l’anticipant. Dans les gorges de l’Ardèche, nous accueillons 2 millions de touristes chaque année (avant Covid). Nous arrivons à concilier cet afflux avec la tranquillité de la faune, en choisissant avec soin les itinéraires, en limitant le nombre des aires de bivouac, en instaurant des quotas pour les campeurs, en faisant de l’éducation et de la prévention. Au final, les visiteurs occupent une petite surface au sein d’une grande zone protégée.
Dans les aspirations écologistes, on entend parler de cathédrales vertes, de sanctuaires, d’Éden… Ce vocable religieux révèle la subsistance du besoin de transcendance dans une société déchristianisée. La nature serait-elle le lieu où, comme dans une église, on viendrait se recueillir, sans tapage ni saccage ?
Gilbert : Le parallèle est tout à fait vrai. Ces termes sont sans ambiguïtés. Les futaies ont inspiré la construction des cathédrales. Lorsqu’on est on milieu de ces grands arbres on se sent protégé, appelé au silence.
Béatrice : Il est indéniable que ce sont les personnes les plus proches de la nature qui ont le mieux vécu le premier confinement. Le retour de la nature jusqu’au cœur des villes, concomitant aux ralentissements de nos activités, nous a émerveillé. Cet événement a mis en lumière ce besoin profond, jusque-là plus ou moins conscient.
On entend aussi des voix s’inquiéter d’un possible favoritisme au profit du sauvage sur l’humain.
Gilbert : Il faut rappeler ici que les hommes et leurs animaux domestiques constituent 96 % de la biomasse de tous les mammifères continentaux. Si déséquilibre il y a, il est grandement en notre faveur.
Béatrice : Il n’est pas question de nier que l’homme ait sa place dans la nature, mais de se demander laquelle. Le réensauvagement évince les activités humaines intrusives et extractives, mais pas l’homme contemplatif ou observateur.
Quel serait le partage idéal selon vous ?
Béatrice : Edward O. Willson, un biologiste de la conservation enseignant à Harvard, préconise de laisser en libre évolution 50 % de la planète. Nous partageons son analyse, tout en sachant qu’elle n’est pas recevable aujourd’hui. D’autant que nous partons de très loin : moins de 1 % de la métropole est aujourd’hui en libre évolution. Il faut donc procéder par paliers. Nous proposons dans un premier temps de viser les 10 %, comme nos voisins italiens. Puis, éventuellement, un partage en trois tiers : un tiers pour l’homme (habitat, industries, commerces, etc.), un tiers pour l’agriculture et un tiers pour les autres formes de vie. Sachant qu’en dehors des sanctuaires, vierges de toute habitation et exploitation humaines, il faut rechercher la cohabitation la plus harmonieuse entre l’homme et la nature.
Préserver la vitalité intrinsèque de la nature permet de travailler moins pour gagner plus. S’y opposer, c’est aimer la pénurie.
Gilbert Cochet
En France, les chasseurs constituent, dit-on, l’un des lobbies les mieux représentés aux deux chambres et un important réservoir électoral. Votre proposition de passer à 10 % va réduire leur terrain de jeu. Ils risquent de ne pas apprécier.
Gilbert : Si les activités des naturalistes et des chasseurs diffèrent, un intérêt éminemment commun les réunit : celui d’avoir une faune abondante. Et, pour cela, rien de mieux que d’avoir de grands espaces intégralement protégés. Prenons l’exemple de la côte adriatique, en Italie. Face à la diminution critique des poissons en raison de la surpêche, il fut choisi dans les années 2000 d’y interdire la pêche pendant cinq ans sur une zone de 2500 hectares dans la région des Pouilles, la pêche restant autorisée autour de ce sanctuaire. Ce fut un succès spectaculaire. Les eaux devinrent tellement poissonneuses autour de la zone protégée que les pêcheurs, au terme des cinq ans, pêchaient en un jour l’équivalent de ce qu’ils prenaient en une semaine auparavant. Personne ne songea à revenir au fonctionnement antérieur. Préserver la vitalité intrinsèque de la nature permet de travailler moins pour gagner plus. S’y opposer, c’est aimer la pénurie.
Si les chasseurs peuvent entendre cela, qu’en est-il des agriculteurs ? La FNSEA – le syndicat agricole majoritaire – soutient le productivisme industriel et contrôle la quasi-totalité des chambres d’agriculture et des antennes de la SAFER du pays. Comment changer les pratiques ?
Béatrice : La pétrochimie appauvrit les sols et la santé. On doit changer de modèle. Pour moi, la solution se trouve du côté d’une agriculture plus permacole et biologique, pratiquée dans des micro-fermes, faiblement mécanisées et plus productives. La ferme normande du Bec-Hellouin constitue un exemple inspirant.
C’est la demande qui devrait impulser ce transfert. Acheter c’est valider. Il faut que le consommateur se tourne vers la partie du monde agricole qui sort des schémas industriels et chimiques. L’Union européenne ne devrait subventionner que les producteurs bio afin que leurs prix soient plus attractifs. Je ne connais personne qui, après une conversion au bio (en tant que producteur ou consommateur) ne l’ait regrettée.
Gilbert : La chasse procure également de la viande comestible pouvant se substituer, dans une certaine mesure, aux élevages. Personnellement, je préfère de loin un civet de cerf ou une viande de sanglier à celle d’un porc en batterie.
Il y a aussi la problématique de la sylviculture. En Allemagne, les chasseurs sont autorisés à abattre, chaque année, plus du double de chevreuils que les chasseurs français, alors même que leur territoire est plus petit et plus densément peuplé que le nôtre. La raison en est que les sylviculteurs français ne tolèrent guère plus de quatre chevreuils à l’hectare alors que leurs collègues allemands les laissent se reproduire jusqu’à dix ou vingt bêtes à l’hectare, avant de commencer à les réguler. Une autre différence : contrairement aux français, les chasseurs allemands préfèrent la chasse au mirador, nettement moins accidentogène que les battues. Les mentalités doivent bouger.
En devenant de plus en plus prolifique, la faune sauvage ne risque-t-elle pas de déborder sur les zones habitées et de faire du grabuge ?
Gilbert : Prenons l’exemple du Canton de Genève. La chasse y est interdite depuis 1974 sur toute sa superficie, soit 28 248 hectares. C’est un succès auquel les habitants n’ont pas envie de tourner le dos. Leur seul problème est le sanglier en provenance de France. Ce sanglier a la particularité d’être agrainé, c’est-à-dire d’être nourri au maïs par les chasseurs, une pratique illégale mais toujours en cours. Mieux nourri, il se reproduit plus vite et atteint une densité anormale. Se surajoute le problème des sangliers croisés avec des cochons domestiques, un fait qui accroît leurs taux de reproduction. Mais les Genevois ont des gardes-faune en mesure d’intervenir pour réguler les espèces devenant problématiques. Or, plus une espèce est grosse, plus elle est facile à réguler. Plus au nord, on estime qu’il y aurait aujourd’hui quelque 6000 sangliers en liberté dans Berlin. Cela n’empêche pas la ville de tourner.
Ok, mais Berlin c’est huit fois Paris et 20 % de forêts. D’ailleurs des collisions avec des véhicules et des trains, ainsi que des attaques sur des chiens domestiques et des piétons sont rapportées. Et un quart des sangliers présents à Berlin sont abattus chaque année, principalement lors de la période de chasse. Est-ce le prix de cette cohabitation ?
Gilbert : Complètement. C’est normal : en l’absence de grands prédateurs, le sanglier a besoin d’être régulé par l’homme.
Béatrice : Une augmentation de la faune implique aussi une conduite plus prudente dans les secteurs très giboyeux.
Parlons des éleveurs pastoraux. Ils disent que les attaques de loups menacent leur activité au profit d’un élevage industriel sous hangar.
Gilbert : Cela ne se vérifie ni en Espagne ni en Italie, deux pays où il y a plus de loups que chez nous et où l’on dénombre plus de 20 millions de moutons en plein air. Il faut savoir qu’aujourd’hui le pastoralisme est une activité subventionnée visant moins à produire de la viande et du fromage qu’à entretenir les paysages. Cela est d’ailleurs inutile, puisque les herbivores sauvages s’en chargent très bien. Ainsi, le parc national suisse – fondé en 1914 et vierge de tout pastoralisme – montre que les prairies naturelles parcourues par de nombreux cerfs, chevreuils, chamois et bouquetins ne se sont jamais refermées.
Ils témoignent aussi de leur anxiété permanente. Créer un troupeau prend de longue année, c’est presque une œuvre d’art. Se la faire déchiqueter en quelques instants constitue un traumatisme qu’aucun dédommagement financier ne peut compenser.
C’est un problème très français, essentiellement dû à la taille importante des troupeaux, incitée par les subventions à la tête et pouvant atteindre plus de 400 moutons. En Roumanie ou en Italie (parc national des Abruzzes), les éleveurs ont des troupeaux bien plus petits, plus faciles à protéger, et s’en sortent bien mieux.