On peut sans doute tenir pour un signe d’époque que les appels à grand spectacle se multiplient ainsi, signe dans lequel il entre que tous ces appels reçoivent la bénédiction des grands médias, portage direct ou bien relais empressé de Libération ou du Monde, onction des revues de presse audiovisuelles, etc. Signe, ou plutôt symptôme quand on sait en général que l’endos de ces titres est davantage une attestation d’innocuité qu’autre chose. Se peut-il en effet que ces médias se mettent à donner accès à quelque message qui menacerait si peu que ce soit l’ordre des choses ? Il faudrait que le monde ait changé de base. Or, aux dernières nouvelles, il n’a pas. Ce qui en dit peut-être moins sur les lieux qui publient les appels que sur la nature des appels qui y sont publiés. Et la consistance réelle de ceux qui les écrivent.
Dès novembre 2017, Le Monde, conformément à l’idée qu’il se fait de son éminence, avait pris la tête du mouvement en sortant ce qu’il avait de plus gros caractères pour nous avertir à la une que « Bientôt il sera(it) trop tard » (1). Quinze mille scientifiques alignés derrière le tocsin à la fin du monde annoncée dans Le Monde — l’autorité se joignant à l’autorité. Mais, à l’automne 2017, Le Monde contemple avec une légitime satisfaction le fruit de ses efforts à faire élire Macron, aime à croire que la promesse de « make the planet great again » le confirme dans la justesse de son soutien — accessoirement explique au même moment tout le bien qu’il faut penser de la démolition par ordonnances du Code du travail, les entreprises ne créent-elles pas l’emploi et n’ont-elles pas besoin d’agilité pour le créer encore mieux ? Et Le Monde ne voit pas le problème. Le climat c’est important, mais l’agilité c’est nécessaire. Du reste, ne sont-ce pas deux questions tout à fait distinctes et Le Monde n’est-il capable de penser deux choses différentes en même temps ?
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On se demande combien de temps encore il faudra pour que ces appels à sauver la planète deviennent capables d’autre chose que ... des propos en l’air qui n’engagent à rien
On se demande combien de temps encore il faudra pour que ces appels à sauver la planète deviennent capables d’autre chose que de propos en l’air qui n’engagent à rien — pas même à articuler le nom de la cause : capitalisme. Il est vrai que [...] aucun de ces [media] [...] n’hébergerait quoi que ce soit qui menacerait de dire quoi que ce soit.[...]
[Dans Libération,] Aurélien Barrau explique qu’il ne faut surtout pas poser le problème dans les termes du capitalisme : trop conflictuel, trop d’inutiles divisions quand est d’abord requise la bonne volonté, la bonne volonté des hommes de bonne volonté, celle qui a le souci de réunir l’« homme », qui « transcende les divergences d’analyse économique » (5) (en effet, c’est tellement au-delà), et aspire à « un partage apaisé des richesses ». Mais bien sûr, apaisons le partage des richesses. D’ailleurs Bernard Arnault nous le disait pas plus tard qu’hier : il faudrait que s’apaise le partage des richesses. Et Jeff Bezos, si on lui posait la question, serait certainement d’accord lui aussi. [... Mais] la réalité c’est que pour agir avec l’urgence qui éviterait de tous griller, il va plutôt falloir passer sur le corps de certains gars
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Quand les médias soutiennent toutes les insurrections climatologiques en même temps qu’ils font élire un banquier d’affaire, interdisent de questionner le néolibéralisme essentiel de l’Union européenne, disent l’archaïsme des résistances sociales et la modernité des dérégulations, ou bien ils ne savent pas ce qu’ils font ou bien ils savent ce qu’ils font, et aucun des deux cas n’est à leur avantage. Gageons d’ailleurs que, dans les rédactions, les hypothèses concurrentes de la bêtise ou du cynisme doivent se départager différemment selon les étages, si bien qu’aucune ne devrait être écartée a priori.
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Pour l’heure, ils s’y entendent à gagner du temps : croissance verte, voiture électrique, idées variées pour donner le change en polluant non pas moins mais autrement, aucune des solutions pour faire avaler qu’un cercle peut très bien avoir des coins n’est négligée. Ils peuvent compter avec le soutien de fait de tous les appels qui se refusent à les nommer et à les désigner. Il est vrai qu’à ce jeu-là on ne sait pas trop combien des « 200 personnalités » [1] du gotha culturel international demeureraient partantes pour signer ce qui en réalité s’apparenterait à la mise en cause directe d’un mode de production et d’un mode de vie, et dans cette mesure même à une déclaration de guerre à « certains ».
En tout cas, nous serons avertis du début d’une possibilité d’échapper au désastre le jour où Le Monde, ou le Guardian, ou le New York Times publieront un appel qui dira que le problème du changement climatique, c’est le capitalisme, en l’accompagnant d’éditoriaux décidés à répéter que le problème du changement climatique, c’est le capitalisme. Scénario qui nous fait mesurer plus exactement nos chances.