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le 27 octobre 2017

Moi, Julien, 28 ans, technicien de maintenance à la Boulangerie Industrielle

– et à la recherche de l’issue de secours

Julien est un faux boulanger, qui fabrique du faux pain dans une usine à faux pain. Celui que nous achetons dans nos fausses boulangeries – débits de panasse insipide et nocive. Peu de gens s’en plaindraient d’ailleurs, si ce néo-pain frelaté ne les rendait malades. En-dehors des connaisseurs, le goût du pain s’est perdu avec ceux qui avaient pu le connaître de leur vivant. Si l’on est ce que l’on mange, nous ne pouvons être aujourd’hui que les produits maladifs de l’industrie agro-alimentaire.

Nous avons rencontré Julien en août 2016 dans un bourg de l’Isère, lors d’une réunion en vue d’agir contre la « malbouffe » industrielle. La complainte du mauvais pain, née après la guerre, est devenue une rengaine jusque dans les laboratoires de l’Inra et les pages du Monde. Un chercheur l’avouait récemment : « La qualité de notre baguette est bien inférieure à celle du pain au levain d’antan, confectionné avec des farines produites à la meule de pierre ».

Le pain, c’était mieux avant. Mais pas question, ajoutait ce chercheur, de revenir au « passé révolu », alors que nos scientifiques viennent de mettre au point une nouvelle « révolution dans l’art de faire du pain ». En attendant que celle-ci ait produit une nouvelle vague de dégoûts et de dégâts, nous avons questionné Julien sur son travail de technicien à la Boulangerie Industrielle.

Nous avons été frappés par la précision, le concret et l’étrangeté de ses propos. Julien décrit sa boîte, son fonctionnement, ses produits, ses machines, ses collègues – qui ne sont que des aides-machines - et c’est à partir de là qu’il tente de penser sa situation et ses issues de secours, personnelles ou collectives.

Cet échange, recueilli par écrit, a duré plusieurs semaines. Julien a depuis quitté sa boîte, après 18 mois de travail.

Je m’appelle Julien, j’ai 28 ans et je vis dans une petite ville proche de Lyon. J’ai grandi dans un petit village dans une famille de la classe moyenne. Mes grands-parents étaient paysans, mon père est chauffeur routier, ma mère secrétaire. Mes parents ont toujours travaillé, c’est une valeur essentielle pour eux. Ils ne sont pas croyants, mais de tradition catholique, en quelque sorte ils refusent Dieu mais acceptent l’Eglise. À la maison, peu de place pour l’esprit critique, la philosophie ou la spiritualité, la télévision rythme les soirées bien que les repas restent des moments d’échange sans parasitage technologique.

Un parcours classique m’amène à décrocher un BTS en maintenance industrielle en alternance avec déjà un certain à priori vis-à-vis du monde industriel. Mais on m’avait enseigné qu’il fallait choisir UN métier pour gagner de l’argent et payer les factures. Je l’avais bien compris, je me suis fondu dans le moule et j’ai emprunté les portes ouvertes devant moi. Je crois que les perspectives « révolutionnaires » que proposaient les technologies et l’envie de comprendre ces technologies m’ont poussé dans cette voie. Je commence donc à travailler d’abord en alternance pendant mon BTS dans une entreprise dans laquelle je resterai sept ans. Mon rôle est d’entretenir des portes automatiques chez les clients. Un travail assez varié où je dispose d’une certaine autonomie. J’y trouve mon compte un certain nombre d’années puis je démissionne pour voyager.

J’ai voyagé environ un an à travers la France, l’Espagne et le Royaume-Uni. J’ai occupé mon temps en me baladant à la rencontre des gens et en faisant du wwoofing. C’est du volontariat basé sur l’échange de quelques heures de travail par jour contre le gîte et le couvert. La mise en relation entre hôtes et volontaires se fait par des sites Internet dédiés (wwoof, workaway, helpx). Les hôtes rédigent des annonces avec leurs besoins, leurs projets en cours et le type d’accueil qu’ils peuvent fournir. Les volontaires quant à eux doivent créer un profil où ils se présentent et précisent les activités qu’ils recherchent. Pour ma part, j’ai utilisé le site workaway (http://workaway.info) et je me suis dirigé vers des activités dans la rénovation d’habitations, le jardinage et l’agriculture.

Cependant, les hôtes inscrits sur ce site ont la possibilité de proposer un panel d’activités bien plus large, entre autres : aide aux personnes âgées et enfants, courses cuisine, enseignement, aide sur les ordinateurs et Internet, projets artistiques, tourisme… Les points positifs que j’ai retirés de ce voyage sont, premièrement, le fait d’avoir rencontré des gens ayant un autre mode de vie que le mien et deuxièmement, le fait d’être capable d’un mode de vie simple sans ressentir manque ni frustration. Le point négatif, le constat de l’état de conditionnement dans lequel nous sommes pour la plupart, qui a eu comme conséquence, pour moi, le recours à l’outil informatique afin de rencontrer ces gens et de découvrir d’autres modes de vie.

En rentrant, j’essaie de changer sans tout changer ! Je cherche un emploi dans les énergies renouvelables, des recherches vaines car manque d’emploi et peut-être manque de conviction de ma part. Et puis je décide de m’en remettre au hasard, il fait bien les choses paraît-il. Je m’inscris en interim et je prends le premier boulot qui me tombe sous la main. J’aurais voulu voir ma tête lorsque la jeune femme de l’agence d’interim m’annonça « J’ai une place dans l’industrie agroalimentaire ! ». Cela fait maintenant un an et demi que j’occupe le poste de technicien de maintenance dans cette boulangerie industrielle.

Peux-tu nous décrire la Boulangerie Industrielle (BI) ?

La Boulangerie Industrielle est créée à la fin du 19e siècle. À l’époque, elle produit du savon et du fourrage, puis elle se met à produire de l’huile alimentaire. Au milieu du 20e siècle, l’entreprise se diversifie pour produire différentes huiles, margarines, graisses et autres mayonnaises. Dans les années 80, la BI élargit son secteur d’activité dans la boulangerie industrielle et les produits à base de soja et prend une dimension européenne. Au début des années 2000, la BI stabilise son activité sur trois axes de production : les produits à base de soja, les margarines, graisses et huiles et la boulangerie, en rachetant des entreprises de ces secteurs. La BI commercialise ses produits principalement en B2B (Business to Business), pour la grande distribution mais rarement sous l’enseigne de la BI. Elle emploie aujourd’hui 5200 salariés dans 12 pays européens. Le groupe dont faisait partie l’usine où je travaille, leader de la boulangerie, viennoiserie et pâtisserie industrielle en France, est racheté par la BI à la fin des années 2000. Ce groupe était composé de 14 usines en France.

L’usine où je travaille se situe dans une petite zone industrielle le long de l’autoroute. Cette zone industrielle comprend quelques petites usines et une plateforme de distribution. L’enceinte de l’usine est grillagée et un portail automatique permet d’y accéder. Beaucoup de béton, peu de verdure, des places de parking pour les voitures et les camions, cinq silos énormes (trois pour la farine, un pour la levure, et une réserve d’eau en cas d’incendie), des barreaux aux fenêtres du rezde-chaussée. L’usine est composée de gros blocs rectangulaires imbriqués les uns dans les autres.

D’une part, les locaux de production et d’autre part, la logistique composée de deux grandes chambres « congèles » et de six quais de chargement. L’usine emploie une centaine de salariés, production, logistique, bureaux et chauffeurs compris. Toutes les portes de l’usine ont un contrôle d’accès et chaque salarié dispose d’un badge qui lui permet d’accéder ou non aux différentes zones de l’usine.

Les locaux de production sont divisés en deux parties : un atelier de fabrication et un atelier d’emballage. Le travail se déroule dans le vacarme ; la climatisation siffle, les moteurs électriques grondent, les vérins pneumatiques claquent et les pièces métalliques s’entrechoquent si bien que l’on doit presque crier pour communiquer avec ses collègues. Le travail s’organise en 3 x 8 du lundi au vendredi sauf quand les décideurs nous imposent d’allonger les horaires de production ou même de passer en quatre équipes pour s’adapter à la demande, puisque la logique est de travailler en flux tendus. L’usine produit du pain cru surgelé : pain blanc (ficelle, baguette, flûte…), pain complet, céréales, seigle, noix. La production se fait sur deux lignes, la cadence maximale est de plus de 8000 pains par heure pour les produits les plus simples.

Les principales phases du processus de fabrication sont : pétrissage, découpe, repos, façonnage, surgélation, emballage. Donc, depuis le début : l’eau et la levure liquide de boulangerie sont amenées directement dans le pétrin. Les matières sèches, farine (farine de blé, gluten de blé, farine de blé malté (< 0,3 %), agent de traitement de la farine - E300), sel et améliorant (farine de blé, agent de traitement de la farine E300, enzymes : alpha-amylase, xylanase et glucose oxydase) sont incorporés par des doseurs. Suivant les productions, peuvent s’y ajouter : gluten de blé, premix, graines, seigle, noix. Seules la farine et la levure sont amenées à partir des silos situés derrière l’usine. Pour les autres matières sèches, les opérateurs doivent vider des sacs dans les doseurs. Le tout est synchronisé par une recette gérée par ordinateur. Chaque doseur est régulé par un algorithme dit PID (Proportionnelle Intégrale Dérivée). Ces ingrédients se rejoignent dans une vis mélangeuse et sont envoyés dans le pétrin. Tout ça est pétri et des grosses boules de pâte tombent sur un tapis qui les emmène dans des diviseuses. Ces diviseuses découpent les pâtons au poids voulu. À ce stade du processus, de l’huile végétale se retrouve en contact avec la pâte. Cette huile ne fait pas partie de la recette, mais sa présence est due au mode de fonctionnement des diviseuses.

En effet, les pâtons sont découpés par des systèmes piston-chambre qui impliquent des frictions métal contre métal. L’huile est indispensable pour que le piston ne serre pas dans la chambre. Les pâtons sont ensuite farinés par des farineurs motorisés dans lesquels les opérateurs versent de la farine de fleurage de temps à autre (elle sert à fariner les pâtons pour les rendre moins collants.)

Ensuite, les pâtons sont emmenés plus haut par des tapis ascenseurs, puis une succession de huit tapis disposés en quinconce assure une phase de repos d’environ sept minutes. Les pâtons passent dans des rouleaux laminoirs et sont déposés sur le tapis de façonnage. Ils sont façonnés par des plaques de façonnage (différentes selon les productions) qui leur donnent le diamètre et la longueur voulues. Puis les pains tombent sur des plaques alvéolées qui se dirigent ensuite vers les surgélateurs via des convoyeurs à chaînes. Les surgélateurs sont composés d’une succession de six élévateurs constitués de pales permettant de garder les plaques dans le surgélateur le temps nécessaire à la surgélation (entre 30 minutes et une heure suivant les productions). À la sortie des surgélateurs, les plaques passent au démouleur où les pains sont sortis par un peigne motorisé. Des tapis convoient les pains jusqu’au détecteur de métaux puis jusqu’à une caméra qui contrôle le diamètre et la longueur des pains. Certains produits sont ensachés, mis en carton et scotchés par une machine. D’autres, qui ne passent pas dans l’ensacheuse, sont emballés à la main par les opérateurs. Des échantillons sont mis de côté pour le service qualité qui effectue le test des produits (mise en pousse dans des chambres de pousse, scarification, cuisson).

Il y a aussi, en parallèle de chacune des deux lignes, des pompes à rognures. La rognure est le résultat des « loupés » : bourrage dans la machine, pains non conformes, pâte restée dans le pétrin avant un changement de production... Cette pâte est conservée en chambre froide dans des grands bacs et sera injectée directement dans le pétrin par la pompe à rognures lors d’une prochaine production.

Le processus de fabrication dure plus ou moins une heure et demie suivant les produits. L’usine produit environ 1300 tonnes par mois et environ 16000 tonnes par an.

Une installation frigorifique fonctionnant à l’ammoniac (NH3) assure une température d’environ - 20°C dans les chambres « congèle » et de - 24°C à - 28°C (suivant les produits) dans les surgélateurs. La consommation électrique de cette installation représente environ 2/3 de la consommation électrique totale de l’usine. Des biocides sont injectés dans l’eau de la tour aéroréfrigérée (TAR) qui sert à refroidir le gaz NH3. Cette eau tourne en circuit fermé dans la TAR mais une partie est rejetée de façon cyclique dans les eaux pluviales.

Raconte-nous une journée de travail à la B. I…

Comme je le disais plus haut, nous travaillons en 3 x 8. Le service maintenance est composé de trois techniciens (dont je fais partie), d’un coordinateur et d’un responsable. Mes horaires alternent toutes les deux semaines - matin : lundi 3h30-11h30 et mardi à vendredi 5 h-13 h, ou nuit : lundi jeudi 21 h-5 h et samedi 6h-13h. Je vais me changer au vestiaire et badger, à l’heure si possible, sinon le logiciel qui gère la badgeuse relève une anomalie… oui une anomalie ! Je croise mon collègue que je viens relayer. Ma journée commence toujours par une check list, je relève les températures des différentes zones de l’usine et je vais faire un tour dans les locaux de production pour vérifier que tout est en ordre (carters de sécurité fermés, pas de corps étrangers, pas de dysfonctionnements). Ensuite je fais ce qu’il y a à faire en ce moment, c’est-à-dire en gros, de la maintenance préventive, du dépannage, des améliorations sur les lignes de production et la maintenance des bâtiments.

La maintenance préventive consiste à entretenir les machines pour éviter les pannes. Il s ’agit de contrôles, vérifications, graissage et aussi de remplacement de pièces de façon cyclique comme des roulements, des tapis, des chaînes. Ce type de maintenance se fait principalement hors production ou pendant les deux dégivrages par semaine des surgélateurs.

Le dépannage : réparer les machines pour que la production continue. D’où la maintenance préventive, puisque l’usine doit produire et le stress n’est donc pas le même en situation de dépannage qu’en situation de travaux préventifs hors production. La maintenance améliorative qui vise à diminuer le taux de pannes et/ou à augmenter les cadences en palliant des problèmes récurrents et/ou en automatisant plus.

Enfin, la maintenance des bâtiments, de l’électricité, changer les néons, réparer les portes automatiques, de la plomberie, installer des racks et tout ce que l’on est à peu près capable de faire. Voilà comment je m’occupe même si parfois l’ennui me guette comme beaucoup d’autres certains jours. Je dois badger 20 minutes de pause par jour bien que les pauses cigarette et autres passages en salle de pause soient tolérés.

Je pense que mon ennui au travail est essentiellement dû à un manque voire une absence de sens entraînant une démotivation. Je pourrais me dire que l’activité de l’usine est louable puisqu’elle nourrit des gens, mais comment ne pas avoir conscience de la qualité plus que médiocre des produits, du nombre d’emplois de boulangers qu’elle supprime, du gaspillage et des dégâts environnementaux (et humains) qu’elle engendre ?

Mon emploi de technicien de maintenance contribue à remplacer les hommes par les machines, à les mettre toujours plus à distance de ce qu’ils produisent et à les reléguer, au mieux, au rang de simples surveillants. Comment peuvent-ils eux-mêmes trouver un sens et une valeur dans leur travail ? Durant mon travail de nuit, je me retrouve seul et il n’y a parfois que très peu de choses à faire. J’ai tout de même une chance en maintenance : mes tâches sont bien moins répétitives que celles des ouvriers de production. Je ne sens mon utilité que dans le fait de leur rendre un service pour leur faciliter la tâche ou lorsqu’ils rencontrent des problèmes.

Les équipes de production sont composées de trois ouvriers de production et trois ouvriers d’emballage. En plus, un chef de production est présent la journée. En ce qui concerne l’organisation de l’équipe de production : un ouvrier sur chacune des deux lignes et un chef d’équipe qui supervise. Ces ouvriers procèdent au réglage des machines, s’assurent qu’elles travaillent bien et pallient leurs erreurs (pâtons coincés, deux pains déposés dans une alvéole). Ils vérifient toutes les demi-heures le poids des pâtons, la longueur des pains déposés sur plaque et remplissent les pompes à rognures et les doseurs (sel, améliorant, seigle, graines…) lorsque ces derniers le demandent ! Les ouvriers d’emballage quant à eux travaillent en bout de lignes.

Lorsque les produits sont emballés par les machines, ils récupèrent les cartons remplis et fermés et les montent sur palettes. Pour d’autres productions, les ouvriers doivent mettre le bon nombre de pains dans le carton, le fermer, le scotcher et le mettre sur la palette. Une fois terminée, la palette est emmenée à la filmeuse par l’ouvrier. Pour finir, l’opérateur emmène les palettes en chambre « congèle » où elles sont disposées sur des racks par les caristes de la logistique.

Quelles relations avez-vous entre salariés ? De quoi parlez-vous ? Qu’est-ce qui intéresse tes collègues ? Et que pensent-ils de leur boulot ?

Les relations entre salariés sont plutôt bonnes, même si elles sont parfois hypocrites, cachant des enjeux de pouvoir. Mais elles restent cordiales dans l’ensemble avec une place pour l’humour. L’usine est relativement familiale puisque la majorité des salariés vivent dans les villages alentour et se connaissent en-dehors de l’usine. Les principaux sujets de conversation sont le déroulement du travail, la consommation, le football, le sexe, les ragots et la vie des villages. Mais les smartphones tiennent aussi leur place et il n’y a parfois pas de conversation.

Il y a tout de même un collègue de la maintenance avec qui j’ai des conversations plus profondes, politiques, philosophiques, théologiques. Je lui fais souvent part de mes remises en question, et je pense qu’il les comprend mais je pense aussi que c’est très difficile pour lui de remettre tout ça en question, car il a une vraie volonté d’acquérir des connaissances et compétences techniques ; je pense que le travail l’a sauvé d’autres démons et qu’il a une famille à nourrir.

Je dirais que la plupart des salariés de l’usine vivent le travail comme une souffrance puisqu’ils n’y trouvent pas grand intérêt si ce n’est financier, pas vraiment de sens profond, qu’ils n’envisagent certainement même plus que l’on puisse trouver un sens profond dans le travail et puisqu’ils n’ont qu’un rôle restreint dans la fabrication des produits. Je dirais que seuls les managers et quelques ouvriers sont intéressés par leur travail.

Que penses-tu du produit – du pain – que tu fabriques ? En manges-tu ? Aimes-tu son goût ?

Le pain fabriqué à l’usine est de mauvaise qualité, ce qui est peu étonnant étant donné ce que je raconte plus haut. On est bien loin du pain conservé la semaine dans le torchon. Dès le lendemain, on peut quasiment le casser sur le genou. Il y a pourtant un service, audacieusement nommé service qualité, qui effectue le test des produits. Mais évidemment ce pain n’est pas fait pour être de qualité, la quantité étant le principal critère.

Ces produits sont ensuite mis à la disposition des salariés qui peuvent les emmener chez eux et les donner à leurs enfants. Il m’arrive d’en manger au boulot souvent dans mes périodes de renoncement, des moments où je me dis « à quoi bon ? ».

Mais heureusement, il reste encore de bons boulangers près de chez moi.

Si l’on est ce que l’on mange, qu’est-ce que ce type de produit industriel fait de nous selon toi ?

Certains disent que les agriculteurs d’aujourd’hui sont devenus des gestionnaires de pathologies plutôt que des paysans et que les blés récoltés sont des blés malades. Ce sont ces blés que nous mangeons, on peut donc penser que nous devenons des êtres malades. On sait par ailleurs que les cas d’allergies ne cessent d’augmenter dans nos sociétés industrialisées. Et puis on entend beaucoup parler aujourd’hui de nourriture sans gluten car certaines personnes y deviendraient intolérantes.

Je pense que l’on peut mettre en parallèle à cela l’ajout de gluten de synthèse dans nos aliments. Je pense aussi que nous devenons inconscients lorsque nous achetons une baguette de pain de mauvaise qualité à bas prix. Inconscients du travail humain nécessaire à la fabrication d’un pain de qualité en partant du travail du paysan jusqu’au travail du boulanger, inconscients de l’impact de ces produits industriels sur notre environnement et sur nous-mêmes.

Nous en venons à penser qu’après tout, quand bien même ces produits seraient nocifs, pourquoi ne pas les consommer puisqu’on nous les met sous le nez, nous devenons alors insouciants voire irresponsables. De manière générale, le fait de consommer des produits contenant des ingrédients artificiels fait certainement de nous des êtres artificiels.

Vois-tu une issue personnelle à ta situation actuelle ? Penses-tu rester dans ta boîte ? En changer ? Ou changer de vie - et dans ce cas pour quoi faire ?

Je viens de démissionner de la BI et je quitterai l’usine dans un bon mois. Je suis arrivé à l’apogée d’un ras-le-bol croissant. Je suis fatigué physiquement et mentalement. Fatigué de ne plus trouver le repos, fatigué de mettre entre parenthèses ma vie sociale et ma vie de couple, fatigué de voir mon visage changer, ma mine pâlir, le dessous de mes yeux noircir, mes cernes se marquer, fatigué d’être constamment enfermé dans le vacarme, fatigué car je ne veux pas m’adapter à cet environnement et ces horaires de travail contre-nature.

Cela fait maintenant plusieurs années que je doute de la possibilité de m’épanouir dans le travail et je crois que plus le temps passe, au fil des prises de conscience, plus j’en doute. Je n’ai pas d’enfants, pas de crédit sur le dos, j’ai quelques économies, ces conditions me permettent aujourd’hui de démissionner sans me poser trop de questions.

Cependant, cela ne change pas grand-chose, je sais que je ne m’émanciperai du salariat ni aujourd’hui ni demain, n’étant autonome sur rien et je n’ai pas de projet professionnel. D’ailleurs je n’ai pas encore de projet personnel ou de projet de vie non plus, tout est compliqué, j ’entrevois seulement d’aller à la campagne et commencer à développer un début d’autonomie, ne serait-ce qu’alimentaire.

Une fois que j’aurai quitté la BI, je pense prendre un moment pour me reposer, ralentir et penser mon mode de vie. N’ayant pas d’envies professionnelles, moins que jamais, je me sens incapable de rédiger une lettre de motivation pour un boulot dont je ne veux pas. J’imagine que je vais m’inscrire en interim et que je prendrai ce qui viendra. Dans ces conditions, au vu de mon CV et des emplois disponibles, je risque fort de me retrouver à nouveau dans l’industrie. J’essaierai de faire des missions courtes et de prendre les choses comme des expériences. C’est ce que je m’étais dit en arrivant à la BI, j’y ai pourtant signé un CDI après trois mois d’interim.

Penses-tu que tes collègues - et tous leurs pareils dans la société industrielle et post-industrielle (technologique) – soient résignés, voire heureux de leur existence machinale ? (adaptés, en somme) Qu’ils aient renoncé à la vie en faveur du fonctionnement ?

Ce que disent la plupart de mes collègues en arrivant au boulot c’est « vivement que ça soit fini ». Vivement que ça soit fini pour pouvoir enfin « vivre », mais ça n’est jamais fini puisque ça recommence le lendemain. Je pense que nous sommes résignés à payer le prix du travail aliéné pour nous payer nos vies de consommateurs, que nous avons fait une croix sur les plaisirs de l’être en faveur des plaisirs de l’avoir.

Pourtant, on peut sentir le malaise et une démotivation générale est palpable au sein de l’usine. Et les questions qui surviennent alors sont : que faire ? et comment changer ? Mais face à l’absence de réponse ici et ailleurs et à notre sentiment d’impuissance, ces questions s’effacent d’elles-mêmes. Tout ça se transmet de génération en génération. Nous avons en ce moment un stagiaire en maintenance. Au cours d’une discussion, il m’a expliqué que son père et son frère travaillaient également dans l’industrie.

En contrepartie, quelques désormais fameux burn-out, des dos cassés et des tentatives de fuites diverses. J’ai moi-même fumé du cannabis quotidiennement pendant des années. Le smartphone restant le moyen de fuite le plus utilisé dès que possible, à chaque moment libre comme pour s’évader de la prison.

Quelques signes de protestation, par exemple lorsqu’en fin de semaine je demande à un collègue si je peux nettoyer la diviseuse et qu’il me répond : « Ho oui, tu peux la nettoyer, tu peux même la mettre à la ferraille ! ». Une pensée spéciale pour les filles du service nettoyage au bout du rouleau. Au passage, j’invite tou(te)s les féministes prônant l’émancipation de la femme par le travail (sans par ailleurs critiquer le travail) à aller en convaincre celles dont la tâche est de nettoyer l’usine.

À ton avis, quelle issue collective, quelle sortie de secours - réaliste - pourrait s’envisager au plan collectif ?

Les issues ? la catastrophe ? la modification de l’humain ? une prise de conscience généralisée ? Bien sûr, la catastrophe n’est pas souhaitable quoiqu’elle serait la conséquence légitime du mode de vie occidental moderne.

Cependant, on peut se demander si cette catastrophe au sens de chaos brutal et violent aura lieu. Ce qui nous amène à la deuxième option, que l’on peut juger déjà engagée, qui serait la modification de l’humain, son adaptation à cet environnement (nature, relations sociales, travail, pensée) technologiquement modifié, ce qui ne me semble pas non plus être une option souhaitable.

Et puis la troisième option, souhaitable, qui serait une prise de conscience généralisée. Seulement, nous sommes trop installés dans notre confort et mis à distance des conséquences de nos modes de vie pour nous poser des questions telles que : pourquoi faire tourner une centrale nucléaire ? pourquoi chier dans l’eau potable ? ou pourquoi manger de la viande à chaque repas ? Bien que l’on puisse observer certaines prises de conscience, notamment écologiques, elles n’entraînent pas forcément les remises en cause espérées. La fuite en avant technologique est la solution proposée à tous les problèmes et elle reçoit l’approbation du plus grand nombre puisqu’elle nous évite de remettre en cause nos modes de vie.

J’avoue ne pas être très confiant dans la possibilité d’une prise de conscience généralisée de notre asservissement destructeur aux technologies et mon quotidien ne m’aide pas à positiver. Je me suis trouvé dans cette situation l’autre jour au boulot. J’étais en salle de pause et je lisais un article dans un petit journal local, où le journaliste faisait le constat que si le milieu geek et le milieu du sport paraissaient être opposés, aujourd’hui la technologie investit le milieu sportif en proposant des objets connectés type tracker d’activité (cardio, calories brûlées…), coach de vie (suivi de l’activité, du sommeil…). Au même moment, un collègue assis en face de moi feuilletait un prospectus publicitaire d’une grande surface proposant ce genre d’appareils, qu’il regardait pensif.

Il leva la tête et m’expliqua que ses futurs achats high-tech s’orienteraient vers ce type de produits, qu’il commençait à être vieux et qu’il craignait de faire une attaque en faisant son footing. J’ai alors tenté d’exprimer mon point de vue en lui expliquant que je pensais que ces objets étaient inutiles et que je nous croyais capables de sentir et d’écouter notre corps par nous-mêmes, mais rien à faire, sa confiance se tourne délibérément vers la machine. Je me suis fait cette réflexion que nous en étions au point d’avoir plus confiance en la machine qu’en nous-mêmes et en nos propres sensations, que plus nous utiliserions ces appareils, moins nous serions capables d’être conscients de notre corps.

À ton avis, est-ce que l’activité des petits groupes "luddites" fait une différence ou non ?

Je ne sais pas si l’activité de groupes luddites fait une différence mais elle a au moins le mérite d’exister, aussi peu visible soit elle. Il me semble que la critique des machines était plus évidente aux origines du mouvement, lorsque le changement commençait tout juste à s’opérer et qu’il y avait encore un modèle sur lequel s’appuyer. Mais peut-être que c’est juste ma vision d’homme du 21e siècle noyé dans la modernité technologique. En effet, aujourd’hui les machines et plus largement les technologies font partie intégrante de nos vies. J’ai 28 ans et la télévision, le téléphone portable, l’ordinateur, la voiture, ou même les machines qui les produisent me semblent « normales ».

Tout ceci est mon monde, ma génération, ma culture et mon quotidien. La société a beaucoup changé avec l’arrivée successive de ces technologies, si bien qu’aujourd’hui nous ne savons pas comment faire sans ; notre monde a adopté le rythme et le fonctionnement de ces technologies. Comment aller au travail sans voiture ? Comment communiquer sans portable ? Comment se divertir ou tenter de s’informer sans télévision ou sans internet ? Nous avons bien dumal à sortir de notre époque. La logique capitaliste, industrielle et marchande a fait beaucoup de chemin dans nos têtes et nous sommes devenus incapables de penser d’autres modes de vie et de production. Le critère quantitatif a effacé le critère qualitatif. Au mieux, on se contente de penser un modèle de production, et un modèle de vie, industriel écologiquement soutenable !

Je crois que les axes de progression des luddites et décroissants devraient passer par le combat contre l’idéologie du progrès : combattre l’idée que le progrès technique est le progrès humain, mettre en évidence l’obsolescence de l’humain, la standardisation, dénoncer la vision simpliste de choses complexes et la complexification de choses simples, parler aux ingénieurs et aux techniciens et peut être ne pas déserter les usines. Je pense aussi qu’il ne faut pas rester isolé et porter la critique des techno-sciences, dans un premier temps, dans des milieux jugés sympathisants et ayant une certaine prédisposition à recevoir ces idées. Reste la question de savoir sur quelles bases d’idées communes et divergentes on peut s’allier. Pour les autres, essayez de parler à quelqu’un qui se bouche les oreilles.

Pour terminer, je pense que les remises en question qui m’ont occupé ces dernières années sont d’ordre moral. La plupart des ingénieurs et des techniciens sont des passionnés. Mais la technique pour la technique, ça n’a pas de sens.

J’ai toujours de l’intérêt pour la mécanique, l’électricité ou l’automatisme mais ce ne sont que des moyens. Quelles fins souhaitables peuvent-ils servir ? Dépolluer les eaux à l’aide de robots ? Utiliser moins d’engrais et de pesticides en développant des drones ? Remplacer le travail ingrat d’ouvrier par des robots ?

Il est aussi tentant de se dire que l’on va rendre le monde meilleur qu’absurde de vouloir réparer les dégâts de la technologie par plus de technologie. Et puis quel impact l’automatisme, par exemple, peut avoir sur ma conception du monde et de l’humain. Je n’aurais aucune difficulté, et je l’ai déjà entendu faire, à me comparer à une machine, envisager mes sens comme des capteurs reliés à un automate, qui serait mon cerveau, qui ordonnerait mes actions suivant un programme. Une analogie facile à faire, particulièrement pour des gens ayant subi le conditionnement technicien. Une analogie à combattre car elle confond l’humain et la machine. Où est la pertinence à prendre l’humain pour ses créations ?

 Propos recueillis par Pièces et main d’œuvre -http://www.piecesetmaindoeuvre.com

 Illustration sous licence Creative Commons CC0.


21 votes

1 message

  • Moi, Julien, 28 ans, technicien de maintenance à la Boulangerie Industrielle

    Le 1er décembre 2017, par MARIE

    QUE FAIT JULIEN AUJOUD’HUI ? PRÊT POUR UN AUTRE JOB DANS SA SPÉCIALITÉ MAIS SECTEUR ÉCO-RESPONSABLE ?

    NOUS JOINDRE

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Groupe de Réflexion pour un Ecolieu Naturiste (Gren) (Un Groupe Existe dans le 59)

Projet : Recherche de personnes pour créer ou intégrer un écolieu naturiste dans le sud de la France. Prochaine rencontre dans la région de Limoux , mi avril, dans vaste domaine pour réfléchir ou pour (...)

Concilier Amour, Projet, Autonomie et Partage (Rencontres amoureuses dans le 04)

Projet : H 62 ans souhaite rencontrer femme au grand cœur région sud, sud ouest Offre : joie de vivre, mon dynamisme, vie saine et heureuse, sérénité de vie et de passions partagées, je dispose (...)

Offre de Cohabitation (Contacts dans le 48)

Projet : Partage de lieu de vie Offre : Par périodes de 3 semaines à 3 mois, (éventuellement renouvelable) venez co-habiter dans les jardins des 7 bancels, prendre part à l'entretien du terrain et de (...)

Co-Habitation dans une Maison et son Jardin (Offres de CoHabitation dans le 78)

Projet : La maison se libère à partir du début du mois d’avril 2024 j'aimerai l'ouvrir à la co-habitation. Offre : J'aimerai accueillir des personnes prenant plaisir de jardiner, le jardin nourricier (...)

. . Création / Inspiration / Sérénité. . (Rencontres amoureuses)

Projet : Hello, Je recherche une personne équilibrée, femme, qui souhaite vivre au contact de la Nature et au Calme, sans être trop isolé(es). Le but est de vivre confortablement, en harmonie, et (...)